L'HOMME À VENIR : PLUTÔT "BLADE RUNNER" QUE "1984"
Ni angélisme face à la technologie ni tabous sur l'avènement de l'intelligence artificielle ou les possibilités de modifier l'espèce humaine : dans son essai intitulé L'Homme à venir, Pierre Calmard ouvre une série de débats sur le destin de l'humanité mais aussi, à court terme, sur nos sociétés, les individus, les entreprises et la communication. Des idées qu'il nous présente dans cet entretien.
Président de iProspect, philosophe de formation, Pierre Calmard nous parle de la « réévolution » des Hommes d'aujourd'hui, confrontés à de nouveaux paradigmes de la société.
Futura-Sciences : Comment cette évolution vers « l’Homme numérique », à l’intelligence augmentée et au corps amélioré, se diffusera-t-elle dans les différentes régions du monde ? Que penser de cette fracture numérique 2.0 ?
Pierre Calmard : La grande majorité des révolutions technologiques ont suivi un mouvementprogressif de démocratisation, qui part des élites pour se diffuser dans les foules : l’imprimerie, l’automobile, le téléphone, la télévision, maintenant Internet et les réseaux numériques, demain sans doute les imprimantes 3D et les nanotechnologies. Pourtant, des centaines de millions d’êtres humains n’ont toujours pas un accès garanti au minimum vital : eau potable et nourriture. Les dirigeants des grandes entreprises numériques sont conscients de ce paradoxe. Ils martèlent leur intention de fournir gratuitement un accès au réseau à tous et partout sur la planète, imaginant des infrastructures de ballons dans la stratosphère, ou de réseau satellitaire. Leurs investissements se chiffrent en milliards. Singularity University, l’université californienne des transhumanistes, largement financée par les plateformes numériques, dédie une part importante des recherches à l’éradication de la pauvreté, à l’écologie, à l’éducation universelle. De leur côté, les États semblent dépassés, tant dans leur structure que dans les moyens de leur pouvoir. Qui investit aujourd’hui dans la santé de pointe ? Google est en première ligne. Qui développe la robotique et l’intelligence artificielle ?Google, Facebook, Tesla… Seules les grandes entreprises disposent désormais des capacités d’investissement dans ces domaines.
Sombrer dans l’angélisme constituerait cependant une grave erreur. Car ce paradoxe pourrait engendrer une fracture radicale pour l’être humain. Comment accepter la mutation d’une espècequand des enfants meurent de faim ou que d’autres sont décapités par des croisés moyenâgeux ? La fracture numérique 2.0 pourrait engendrer plusieurs conséquences, que j’aborde plus largement dansL’Homme à venir. À des fins d’illustration, prêtons-nous quelques instants à l’exercice de nous plonger dans les classiques de la science-fiction pour dégager cinq scénarios pour l’avenir de l’humanité. Ce sont bien entendu des archétypes, qui permettent de tracer des chemins possibles vers un futur qui sera forcément plus complexe. La première hypothèse serait l’hypothèse « Mad Max » (la fameuse série de films de George Miller qui connaît un revival récent). Une guerre totale, engendrée par les inégalités, dès lors qu’une trop grande partie du monde serait coupée du progrès technologique. Elle conduirait à l’éradication de l’espèce humaine, par pourrissement de sonécosystème.
Une deuxième hypothèse serait l’hypothèse « Dune » (en référence à l’œuvre de Frank Herbert). Celle d’un monde dans lequel l’humanité interdirait la technologie, pour en revenir à la force pure, et encore en partie insoupçonnée, du corps humain. Un rejet massif des nouvelles technologies, en toute conscience, pour développer le corps et l’esprit sensibles. Là encore, une immense partie des humains se trouveraient emportés dans un tourbillon sanglant, avant que l’Histoire puisse permettre l’avènement d’un être potentiellement plus apaisé, cette fois-ci en accord avec la nature. La troisième hypothèse, c’est le syndrome « 1984 » (en référence à George Orwell). Elle repose sur l’avènement inéluctable des technologies numériques et affirme la domination d’une élite augmentée sur un bas peuple servile. Mais, dans les empires antiques comme dans les dérives totalitaires, les dominés servent de force productive. Or, l’avènement de l’âge des machines et desintelligences artificielles rendront superflue la nécessité d’utiliser les faibles capacités du corps humain. Les masses deviendraient inutiles, si ce n’est à être contrôlées pour qu’elles ne gênent pas l’élévation progressive des dominants. Dans ce scénario, il y a fort à parier que la pérennité de l’espèce soit très courte.
La quatrième hypothèse, c’est la « Fondation » (en référence à Isaac Asimov). L’idée qu’une élite d’aspiration scientifique se mette à manipuler le destin pour sauvegarder malgré elle l’espèce humaine. Une minorité d’éclaireurs, se préservant des guerres, des législations obsolètes, pour inventer un futur à ce qui pourra être sauvé de l’humanité. Ils modifieront les humains, tout en jouant les anges gardiens pour l’amener doucement à son évolution. La cinquième hypothèse, c’est celle de « Blade Runner » (film tiré d’une nouvelle de Philip K. Dick). Elle suppose une fusion Homme-machine, en tout cas un floutage extrême entre conscience naturelle et artificielle. Loin du roman originel cependant, ce scénario engendrera l’avènement d’une espèce augmentée qui n’aura plus grand-chose à voir avec nos corps actuels. À titre personnel, je crois l’avènement de l’intelligence artificielle inéluctable, ce qui rend caduques les hypothèses « Mad Max » et « Dune ». Je ne crois pas non plus au syndrome « 1984 », qui engendrerait non pas la domination d’une élite sur des masses, mais d’une espèce nouvelle sur une espèce ancienne, qui ne lui serait d’aucune utilité. Le principe de « Fondation » est intéressant, mais je ne crois pas qu’une société secrète puisse sauver l’humanité malgré elle.
Quant à « Blade Runner », c’est pour moi la plus crédible ; vous souvenez-vous d’ailleurs qu’à la fin, le robot renégat épargne le héros, en faisant preuve d’une empathie inattendue ? Maintenant, sur le court terme, l’Histoire va certainement osciller et chercher son chemin. Nous allons assister à un mixétonnant entre ces hypothèses. Nous allons assister à des guerres d’un genre nouveau, dont l’issue est incertaine. La cruauté humaine, brute et sauvage, fera-t-elle le poids face à l’hypertechnologie ? Je suis persuadé que non, mais il ne faut pas sous-estimer le potentiel autodestructeur de l’être humain. Même en cas de survie, sur le moyen terme, il n’y aura pas de demi-mesure : l’Homme à venir remplacera l’Homme actuel, partout et pour toujours. Aucune espèce ne survit à son évolution.
L'Homme à venir est un essai sur l'avenir de l'humanité. © Éditions Télémaque
Si l’hypothèse du transhumanisme est vraie, alors un point de rupture apparaîtra qui modifiera l’évolution ultérieure. Cette vision empêche-t-elle de prédire l’avenir au-delà de ce point de rupture ?
La fourmi peut-elle imaginer l’avion ? L’Homme préhistorique peut-il imaginer l’ordinateur ? Les évolutions radicales empêchent clairement d’imaginer comment l’avenir va se construire et se complexifier. Il ne reste que la philosophie, qui n’est pas la science. Elle ne décortique pas le fonctionnement rationnel, pas plus qu’elle ne s’aveugle de croyance béate. Elle tente d’imaginer ce qu’est le monde, dans l’appréhension globale d’une conscience. Je peux prédire que l’univers évoluera vers plus d’empathie, parce que je constate que c’est son mouvement, initié depuis près de 14 milliards d’années. Mais j’ignore comment. C’est là l’objet de L’Homme à venir, que j’ai écrit en tentant de lancer des pistes de réflexion quant à l’avenir de la liberté, du bonheur et de sa réinterprétation, et de la façon dont chacun doit se réévoluer. C’est pourquoi j’incite tous les gouvernements du monde à inscrire la philosophie comme enseignement obligatoire dès le cours préparatoire.
L’Homme à venir, dans un monde hyperindividualisé, risque-t-il une « hyperaliénation » par des entreprises ou des puissances qui iront aux devants de ses désirs ? Bref, Orwell pourrait-il avoir raison ?
L’hypothèse « 1984 » alimente toutes les peurs aujourd’hui. En partie à raison puisque nous dépendons de plus en plus des nouvelles technologies. Le Wi-Fi est décrit parfois, certes avec humour, comme un besoin vital. Mais l’humour sera mis en veilleuse lorsque le fonctionnement des organes et du cerveau d’un individu dépendront de puces connectées. Une déconnexion sera plus dramatique quand elle sera devenue un risque de mort. Inévitablement, la question du contrôle et du pouvoir se pose. Or, les États semblent totalement dépassés par les plateformes numériques. Ils n’arrivent pratiquement plus à faire respecter des lois, dont l’obsolescence est désormais ultra-rapide. « L’uberisation » n’en est qu’à ses débuts ; elle va prendre de l’ampleur, malgré les drames humains qu’elle engendre – à commencer par la profonde modification du rapport au travail. Le risque est évident, réel et il faut s’en préoccuper. C’est d’ailleurs pourquoi je milite pour une « révolte individuelle positive », que je nomme réévolution dans L’Homme à venir. Le salut ne viendra plus uniquement des États, mais de chacun. Apprendre, pour ne pas dépendre : tel est le meilleur bouclier pour augmenter sa liberté.
Ceci étant, je refuse tout autant la diabolisation que l’angélisme. Dans la mythologie populaire, lesextraterrestres sont souvent des fous sanguinaires ; les autres espèces, les « inconnus », veulent avant tout notre mort. Mais, au fond, pourquoi les IA (intelligences artificielles), plus développées que nous, auraient-elles nécessairement pour obsession l’éradication de leur créateur ? Ce combat n’aura pas lieu car il n’y aura pas de créateur et de créature, pour une raison simple : l’Homme à venir sera une fusion des deux. À la fois créateur et créature, il sera une autocréation inédite. Et je fais un pari volontariste : une intelligence augmentée, c’est aussi potentiellement plus d’empathie et de bienveillance. C’est l’un des enjeux pour l’Homme à venir : inventer un monde économique et social en adéquation avec ses possibilités de bonheur augmenté. Pour y parvenir, nul doute que la lutte a déjà commencé et qu’elle engendrera du sang et des larmes.
Pierre Calmard dirige une entreprise de conseil
et se dit « passionné par la transformation des
organisations économiques et sociales ». © DR
Y a-t-il aujourd’hui des différences d’approche vis-à-vis des technologies numériques entre les pays ou les cultures ? Que diriez-vous de la situation en France sur ce plan ?
Les cultures sont largement influencées par les gouvernements et par les religions. Côté gouvernements, ils tentent avec difficulté de contrôler les formidables potentialités de communication offertes par les plateformes numériques. Ils perdurent mais leur combat me semble perdu sur le moyen terme, partout dans le monde. Comment un pays peut-il espérer contrer seul un acteur mondial, en évitant l’écueil de la Corée du Nord ?
Côté religions, elles sont dans un paradoxe terrible. Le partage des savoirs, la déconstruction de leurs mythologies, peuvent les affaiblir. Mais elles les utilisent, parfois dans leurs pires extrémités – les terroristes religieux utilisent à plein les capacités des réseaux sociaux. Sur le moyen terme, je suis cependant convaincu que la mondialisation de la culture produira l’invention de spiritualités nouvelles, renvoyant les religions monothéistes aux oubliettes de l’Histoire.
Quant à la France, elle est fidèle à elle-même : l’esprit critique et l’affirmation des droits humains dominent les débats ! Les Anglo-Saxons font confiance au système économique pour réguler naturellement le marché et la société. La France se méfie, légifère à tout-va. Points positifs : la prise en compte des risques humains, le refus du déterminisme, un souci de l’humanisme et l’énergie vitale qui en découle. « L’étendard sanglant est levé » est toujours présent, et potentiellement, il permet de remettre en cause les pouvoirs existants. Points négatifs : le risque de prendre du retard dans l’adoption des usages et d’étrangler les acteurs économiques avec des lois et des procédures qui empêchent l’innovation. Le résultat est l’exacte application de ce schéma. D’un côté, il y a beaucoup de talents et de start-up en France (Facebook a décidé d’y implanter un centre de recherche sur l’intelligence artificielle), parce que le niveau d’éducation est élevé mais aussi parce qu’il existe un haut degré de conscience dans ce qu’il est pertinent de développer. D’un autre côté, nous assistons à la fuite des cerveaux, dès la sortie des grandes écoles, et à une réelle difficulté pour les entreprises à atteindre la taille critique.
Comment, aujourd’hui, l’individu peut-il mieux s’approprier ces possibilités technologiques nouvelles ? Doit-on adapter nos attitudes vis-à-vis des appareils numériques, des services commerciaux, de la publicité ou de la vie citoyenne ?
La réévolution que j’appelle de mes vœux est au cœur de cette interrogation. Tout progrès est ambivalent. Le nucléaire apporte de l’énergie moins chère et plus propre mais aussi Hiroshima et Fukushima. Je donne accès au contenu de mes emails à Google, au contenu de mes conversations à Facebook, ce qui permet à des marques commerciales de mieux cibler mes goûts et de m’inciter à consommer ; mais en échange j’ai accès gratuitement au savoir humain dans une étendue inédite, et à mes communautés dans une immédiateté sidérante. La réalité, c’est que le progrès n’est pas seulement ambivalent, il est inéluctable. L’Histoire ne fait pas de retour en arrière. Il faut vivre avec son temps – ou mourir en dehors du temps, ce qui peut être un choix respectable. À mon sens, si le choix d’adopter les nouvelles technologies est encore possible aujourd’hui, il ne le sera plus demain. Imaginez que les bébés soient équipés, dès avant leur naissance, d’une puce intelligente leur permettant de vivre 300 ans au lieu de 100 ; quel parent condamnerait son enfant à mourir prématurément pour lui éviter de dépendre d’une nanotechnologie ?
Par méconnaissance, les avis les plus loufoques s’expriment aujourd’hui, sous couvert de résistanceau système. S’équiper des fameux « ad blocks », comme c’est la mode actuellement, est un comportement fondamentalement absurde. On ne peut pas à la fois souhaiter une information gratuite et refuser que ceux qui la produisent soient rémunérés. Derrière ces contenus, ce sont des êtres humains qui travaillent – peut-être votre voisin de palier ou votre frère. Mais ce comportement est un marqueur important : il révèle un éveil nécessaire des consciences. C’est un moment de l’Histoire qui est sans doute une « erreur utile ». Exercer réellement sa liberté nécessite une maîtrise de son environnement. Apprendre à ne pas dépendre est essentiel. C’est pourquoi, en plus de la philosophie, il faut enseigner dans toutes les écoles le code informatique et le fonctionnement des réseaux numériques. L’Homme préhistorique survivait en apprenant à flairer l’ours et le mammouth. L’Homme à venir survivra en apprenant à décoder les réseaux de la communication numérique.
SOURCE : Futura Sciences 29.09.2015
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