LES 4 VÉRITÉS DE BRANE

LES 4 VÉRITÉS DE BRANE

"UN ETAT FASCISANT S'INSTALLE DE PLUS EN PLUS SÛREMENT EN TURQUIE"

Alors que le vice-président américain est en visite en Turquie, le politologue Cengiz Aktar dénonce "l'opinion internationale (qui) joue aujourd'hui aux trois singes : je ne vois pas, je n'entends pas et je n'en parle pas."

Cengiz Aktar est politologue, chercheur à l'Istanbul Policy Center. Spécialiste des questions européennes, il a longtemps travaillé pour les Nations unies et notamment au sein du HCR. Il revient sur la situation en Turquie et le silence des nations au moment où le vice-président américain Joe Biden est en visite. Interview.

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Le vice-président américain Joe Biden est en visite en Turquie. Une nouvelle fois, des voix s'élèvent pour réclamer qu'il aborde avec le président Erdogan la question des droits de l'homme de plus en plus gravement bafoués. Comment expliquez-vous le silence de la communauté internationale face à l'absence de liberté de la presse, la répression policière ou la violence d'Etat dans le sud-est ?

Il y aura plusieurs sujets sur la table lors de la visite du vice-président américain, que ce soit le déploiement d'une force turque en territoire irakien ou bien encore la dernière incursion en territoire syrien qui aurait eu pour but de poser des mines anti-personnelles ou encore les pourparlers à Chypre en vue de la création, enfin, d'un Etat fédéral de Chypre qui unifierait les deux entités.
Je ne sais pas à l'avance si la question des droits de l'homme sera abordée ou non. Mais jusque là, en effet, l'opinion internationale joue un peu aux trois singes : je ne vois pas, je n'entends pas et je n'en parle pas. Surtout en Europe où le propos est, si je résume : "bien sûr il y a les droits de l'homme mais pour nous le plus important c'est le contrôle des flux migratoires". Mais ils rêvent !
Tout d'abord, il faut prendre en compte la règle d'or de la question migratoire : lorsque quelqu'un craint pour sa vie quelque part, il s'enfuit. Ce n'est pas la Turquie ou n'importe quel autre pays qui empêchera ces gens de s'en aller. Il suffit de regarder les chiffres : près de 4.000 personnes sont mortes noyées cet automne et cela n'a pas dissuadé les autres de tenter de traverser la Méditerranée. Les 15 premiers jours de l'année, ils sont 31.224 réfugiés à avoir traversé contre 1.472 sur la même période l'année dernière. Ensuite, le trafic de réfugiés fait désormais partie de la côte égéenne. Enfin, les réfugiés qui traversent aujourd'hui sont ceux qui viennent tout juste d'arriver en Turquie et transitent en 24 heures. Que la Turquie n'ait pas de politique de réfugiés digne de ce nom ne change rien pour ces derniers.

N'est-ce pas justement vers une nouvelle politique vis-à-vis des réfugiés que les Européens souhaitent amener la Turquie, notamment grâce à des aides financières ?

La Turquie ne peut pas avoir de politique digne de ce nom en la matière. Je vous rappelle qu'elle a émis une réserve géographique à la Convention de Genève de 1951 concernant les ressortissants du sud ou de l'est. Elle ne peut en fait, aujourd'hui, accepter comme réfugiés sur son sol que les Européens ou les Russes.
Par ailleurs, ce n'est pas en claquant des doigts que l'on peut construire une politique d'accueil des réfugiés et 3 milliards d'euros ne suffisent pas pour cela. Le plan de la Commission européenne demande par exemple à la Turquie d'octroyer des permis de travail aux Syriens. Mais la Turquie a un taux de chômage très élevé et la situation économique ne donne pas des signes prometteurs. Tout cela est de la poudre aux yeux. Et, de toute façon, plusieurs pays européens ont affirmé qu'ils ne participeraient même pas au financement.
Les Européens acceptent de jouer à un jeu de dupes. Et c'est sur ce jeu qu'ils se fondent pour ne condamner qu'en de si rares occasions les droits de l'homme bafoués dans le pays.

Un silence qui n'est dû qu'à la question des réfugiés ?

- Pas uniquement. La Turquie est importante pour les Européens et les Américains car c'est à leurs yeux le seul pays relativement stable dans la région. Or, la Turquie devient lentement mais sûrement une zone d'instabilité. Ce que les Européens ne semblent pas vouloir comprendre, c'est que si cette sorte de guerre civile continue en Turquie et s'ils ne réagissent pas ils seront alors obligés non seulement d'accueillir les réfugiés syriens sur leur sol, mais aussi les réfugiés turcs !
De même concernant Daech : on fait la sourde oreille concernant ce qui se passe autour des Kurdes de Turquie mais Ankara dit à qui veut bien l'entendre qu'elle ne permettra jamais une présence des Kurdes syriens à la frontière turque. Elle menace donc d'amoindrir les forces terrestres kurdes qui sont les seules à combattre Daech sur le terrain.

Combattants kurdes à Sinjar (SAFIN HAMED / AFP)

On est revenu aujourd'hui, en termes de droits de l'homme en Turquie, à une situation pire qu'à la période antérieure aux réformes d'inspiration européenne qui avaient eu lieu de 2002 à 2005. Même notre constitution d'inspiration militaire qui date du coup d'Etat de 1982, loin d'être un modèle démocratique, est aujourd'hui violée par le pouvoir en place.
Les Européens et les Américains avaient un moyen d'influer sur le cours des choses à travers le processus européen. Cela a marché d'ailleurs durant une courte période mais certains Européens ont déclaré la guerre à l'intégration de la Turquie à l'UE et les Turcs ont laissé tomber le processus. Voilà le résultat : un pays qui était considéré comme pouvant servir de modèle aux pays arabes en 2011, qui semblait rendre possible un islam démocratique sur le modèle de la démocratie chrétienne, ce pays s'est moyen-orientalisé une fois que le levier européen n'était plus là. C'est un fiasco commun total. Un rendez-vous manqué.

Les institutions européennes n'ont plus de moyens à leur disposition ?

- Je refuse de spéculer : ils ne vont rien faire !

Des universitaires signataires d'une pétition appelant à la fin des violences dans le sud-est à majorité kurde sont aujourd'hui visés par le pouvoir. Quelle est la situation ?

Le procureur d'Istanbul va probablement lancer une enquête. Le président de la république a une nouvelle fois pesté mercredi contre les universitaires signataires et aurait soulevé la question auprès du directeur du Haut conseil de l'Académie, l'équivalent au Conseil des présidents d'universités en France. Certains ont été mis à la porte de leur université, en particulier dans les universités privées. Certains ont également retiré leur signature, surtout en province où les gens sont montrés du doigt, pris à partie dans la rue… L'Académie reste un lieu de libre parole et cela pique au vif le pouvoir.

Vous-même, êtes vous inquiété ?

- Comme tous mes confrères signataires. Le journal d'extrême droite très proche du pouvoir "Yeni Akit" a fait le lien entre cette pétition et celle qui en 2008 demandait pardon aux Arméniens car 35 universitaires, dont je fais partie, l'avaient également signée. Une façon d'ajouter de la polémique à ce texte et de nous viser nommément.
A cela s'ajoutent les déclarations menaçantes du Premier ministre et du président mais aussi les chroniques de presse qui montrent du doigt les universitaires. Cela n'est pas bon signe pour nous. C'est un pas de plus vers un Etat fascisant qui s'installe de plus en plus sûrement en Turquie. La situation est catastrophique et il faut en être conscient. Je n'ai pas peur de comparer notre situation à celle de Munich en 1938.

 

SOURCE : L'OBS 22.01.2016



25/01/2016
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