LES 4 VÉRITÉS DE BRANE

LES 4 VÉRITÉS DE BRANE

LE MARCHÉ DE L'ART BROIE DU NOIR

Masqué par quelques records de vente retentissants, le gros du secteur va mal: les stocks d’invendus augmentent, des marchés spécialisés disparaissent, galeries et antiquaires ferment.

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Sonnez du clairon! Le 12 mai 2015, Christie’s vendait à New York Les femmes d’Alger de Pablo Picasso pour 179 365 000 dollars, somme comprenant les 12% de taxes empochées par la maison d’enchères. La soirée se terminait sur un triomphe.
En à peine plus d’une heure (une supervente actuelle ne contient guère plus de 25 lots), il était entré 706 millions de dollars et des poussières dans l’escarcelle de la multinationale. Du jamais vu! On ignorait juste qui était l’acquéreur du Picasso. La presse spécialisée a évoqué depuis «une acheteuse chinoise», sans donner pour autant le moindre nom.
En apparence, tout va bien. Le rapport d’Artprice pour 2014 se révèle triomphal. Le marché des enchères a généré 15,6 milliards de dollars, soit 26% de plus qu’en 2013. En une décennie, la croissance a été de 300%. Il y a aujourd’hui quatre fois plus de «prix millionnaires» qu’en 2004.
Notons que ces chiffres, pour une raison non expliquée, ne comportent ni les antiquités, ni le mobilier (pourtant majoritaire dans les ventes), ni les bijoux. Dernier chiffre à tirer de ce texte, l’art contemporain ne représente que 13% du marché des enchères. Normal! Celles-ci constituent logiquement le «second marché». Les nouveautés passent par les galeries et les foires, avec en tête Art Basel.
Comment expliquer cette hausse? «Il y a énormément d’argent liquide, explique à Genève Sofia Komarova, de la galerie Artvera’s. L’art apparaît comme une valeur refuge, surtout depuis la crise de 2008. Il a remplacé l’immobilier dans cette fonction.» Il y a cependant un gros bémol. «Les records d’un monde obnubilé par l’argent tournent autour d’une cinquantaine de noms à peine», rappelle le Genevois Pierre Huber.
Leur liste est facile à faire. Le Picasso à 179 millions a détrôné le Francis Bacon à 142,2 millions de dollars de 2013. Viennent ensuite Alberto Giacometti ou Edvard Munch. Des valeurs reconnues. Solides. Les coups de poker sont réservés aux galeries proposant, à prix musclés, des artistes «émergents». Cinquante ou 100 000 dollars pour un inconnu cautionné par un requin du marché de l’art, c’est cher! Ou il s’agit de potlatch. Je montre que je peux payer.
Pour terminer ce volet rose du marché de l’art, il faut rappeler que les enchères n’ont pas tout phagocyté. Si nombre de magasins de taille moyenne se retrouvent à la peine, les tractations privées restent aussi nombreuses que discrètes. D’où un scandale comme celui des Ports Francs, à Genève. D’où des chiffres fous circulant sur des tractations autour d’un Paul Cézanne ou d’un Jackson Pollock.
La plus fiable de ces rumeurs date de février 2015. Des Qataris auraient acheté à une fondation déposée au Kunstmuseum de Bâle un Paul Gauguin très carte postale pour 300 millions de dollars.

Jusqu’à 75% d’invendus

Voilà pour le glamour. Voilà pour les paillettes. «Le gros du marché international représente 1% du volume des tractations, peut-être même moins», rappelle Sofia Komarova. Il faut se faire du souci pour les 99% restants. Restons dans le monde des enchères. Le même rapport d’Artprice donnait un chiffre de 37% d’invendus en Occident et de 54% en Chine. C’est beaucoup! Mais il y a pire.
D’abord, certains objets passent plusieurs fois aux enchères avant de trouver, éventuellement, un nouveau propriétaire. Il faut ensuite préciser que Christie’s et Sotheby’s n’acceptent que les œuvres jugées vendables. «Je retiens une pièce proposée sur dix, avoue une spécialiste de Christie’s Paris. Nous ne prenons plus rien à moins de 2000 euros.» Dans un registre plus modeste, l’Hôtel des Ventes de Genève fait souvent la fine bouche.
Les maisons d’enchères n’aiment pas évoquer les invendus, que les spécialistes du marché de l’art désignent du vilain mot de «ravalés». C’est mauvais pour l’image de marque. Cela produit une impression fâcheuse sur les vendeurs potentiels, qui veulent tout écouler. Or, dans bien des domaines, la demande apparaît infiniment plus faible que l’offre, d’où des estimations très basses. On cite toujours le mobilier.
«Il n’y a plus de sentiments, dénonce Bernard Piguet, de l’Hôtel des Ventes. Jadis, les héritiers se disputaient le secrétaire de la grand-mère. Aujourd’hui, aucun d’eux n’en veut. Ils bradent.» L’ennui, c’est qu’ils ne trouveront pas d’amateurs. Certaines commodes anciennes de qualité modeste ont du coup perdu 95% de leur valeur en trente ans.
D’autres secteurs sont touchés. Qui veut encore des étains, des dentelles, des opalines, des gravures, des tapis ou d’une argenterie longue et pénible à nettoyer? Il disparaît un marché spécialisé après l’autre. Pour un secteur plus fédérateur, comme la peinture, la sélection se fait drastique. Dès les années 1980, le journaliste Souren Melikian parlait de «marché sélectif».
Le top était destiné à partir toujours plus cher. Le médiocre glissait vers le purgatoire, en attendant l’enfer. Ses prévisions se sont révélées exactes. Un léger mieux fait «exploser» l’œuvre, quelle qu’elle soit. Avec ce que cela suppose d’illogique. «Un objet rouge part toujours mieux qu’un objet vert», rappelle à Genève l’antiquaire du XXe siècle Lionel Latham.
Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner si le nombre de pièces invendables augmente de manière exponentielle. Artprice se voit du coup contesté. «Certaines ventes suisses connaissent en réalité un taux d’invendus tournant autour de 50%. En Allemagne, où le marché reste plus atomisé, on arrive parfois à du 75%», affirme un marchand réclamant l’anonymat. Une chose est sûre pour les derniers antiquaires restants: rapide jusque dans les années 1980, la rotation du stock devient toujours plus lente.
«J’ai ouvert en 2009 avec des objets dont certains me restent sur le dos», assure l’un d’eux, rencontré en Italie. D’où la tentation de solder. «Et pourtant, j’éprouve de la peine à trouver de la marchandise, vu la concurrence des maisons d’enchères, dont le nombre ne cesse d’augmenter.» 

Hécatombe chez les antiquaires

De toute évidence, le nombre des galeries, lui, baisse. Pour les antiquaires classiques, c’est l’hécatombe. Pas de statistiques ici. Mais il suffit de regarder le front de Seine à Paris, Bond Street à Londres, ou la via del Babuino à Rome. Les luxueux magasins de meubles et de tableaux sont remplacés par des boutiques de mode. Certains incriminent un manque d’éducation et de culture.
Peut-être faudrait-il parler d’un changement social. L’art ancien, qui ne représenterait plus que 9% du marché, semble muséal en 2015. D’autant que la notion d’«ancien» tend à s’élargir. Elle englobe peu à peu tout ce qui n’est pas «post war», pour parler comme les catalogues de Christie’s et de Sotheby’s.
Les revues de décoration, qui envoient à leurs lecteurs du message subliminal, jouent un rôle déterminant. Il suffit de feuilleter Marie Claire Décoration, AD ou Côté Paris. Les intérieurs proposés se ressemblent. Peu de meubles, mais design. Aucun tableau aux murs, ou presque. Quelques gros objets, pittoresques ou amusants. Le luxe, c’est l’espace. D’où la volonté, pour ceux qui ont reçu l’information, de toujours moins acheter.
«Les compulsifs sont devenus très rares», avoue à Genève Lionel Latham. De moins en moins de gens bourrent leurs tiroirs, leurs armoires, voire cessent d’ouvrir les paquets, comme naguère Andy Warhol. Il existe bien sûr, et même en Suisse romande, des amateurs de contemporain avec réserves souterraines aménagées en showroom. Mais ils demeurent l’exception, même si le contenu des Ports Francs reste secret.
On comprend les jetés d’éponge des commerçants. Là aussi, aucun chiffre. Il demeure difficile d’avouer ce qui reste perçu comme un échec. «Je continue en chambre», dit un Genevois qui a pourtant plié bagage, ayant trouvé par miracle un repreneur.
«J’envisage d’autres manières de poursuivre mon activité», assure un autre, inquiet de son avenir vu les frais qui courent. Il n’empêche que la succession des générations semble interrompue. «Vous avez remarqué que, même aux puces, il n’y avait plus de nouvelles têtes», se désole la brocanteuse Marie-Christine Catala. Des puces, où devrait pourtant logiquement arriver ce qui ne finit plus aux enchères. 

A la décharge...

Dans ce contexte difficile, rendu plus douloureux encore par la quasi-disparition des fortunes et des revenus moyens, qui absorbaient bien des choses, le Louvre des antiquaires vient de mourir à Paris après une longue agonie. Sa formule semblait désuète. Des 250 boutiques du départ, il en restait une quinzaine.
Le légendaire hôtel Drouot n’apparaît pas non plus au mieux de sa forme. Quatorze pourcent de moins pour le premier semestre 2015 par rapport à la même période 2014. Vu ses difficultés structurelles, marquées par le départ des plus grosses études de commissaires-priseurs, d’aucuns annoncent la disparition possible de l’institution, ouverte en 1852...
Que vont devenir les objets dont les gens ne veulent plus? Dans un monde précaire, où manque la stabilité économique indispensable à l’élaboration d’une collection sur le long terme (la chose prend toute une vie), il existe des menaces. Les meubles médiocres arrachés à de vieux appartements finissent déjà à la décharge. Les héritiers ne veulent partager plus que du cash (en plus des actions et de l’immobilier, bien sûr!). Mais la catégorie au-dessus risque de suivre le même chemin.
Un exemple le prouve. Cet été, Koller, la maison zurichoise dotée d’une succursale à Genève, envoyait un courriel à ses clients. Ils avaient quatre jours pour se rendre dans leurs dépôts alémaniques, bourrés d’armoires suisses, de tables gigantesques ou de morbiers de plus de deux mètres de haut. Des invendus, que leurs propriétaires ne veulent pas reprendre. Les amateurs pouvaient faire leur choix, payer et repartir avec leur camionnette ou leur camion. Que va-t-il arriver au reste? Pourrait-on même le donner à quelqu’un?

 

SOURCE : Bilan 12.10.2015



12/10/2015
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